« Vous avez besoin de combien de temps ? 10 minutes, ça suffira ? »
En ce neigeux mardi de décembre, le Saint-Amour vibre. Ses cuisines sont bruyantes, le porte-manteau déborde, la salle à manger affiche complet. « Et ce sera ainsi jusqu’au début janvier. Au minimum… » Les mains encore mouillées, l’esprit toujours à ses fourneaux, Jean-Luc Boulay s’assoit en soupirant. « Je préparais mes foies gras, ça va me faire du bien de prendre une petite pause. »
Pour le réputé cuisinier et ses collaborateurs, l’année 2018 s’annonce aussi exceptionnelle que mouvementée. Le célèbre Saint-Amour s’apprête en effet à franchir le cap de la quarantaine. « 40 ans… Ça ne me rajeunit pas, sourit le chef en s’essuyant les doigts. Ce restaurant, c’est mon bébé. Et cette équipe, c’est ma famille. »
Si ce collectif compte quelques nouvelles têtes, dont François Hughes, récemment nommé chef, on y trouve aussi de « vieux » compagnons de route, comme Pierre Lemay, qui a gravi tous les échelons jusqu’à devenir directeur général, ou Ariel Ramirez, un Dominicain incapable d’aligner trois mots de français à son arrivée et qui, en 25 ans de carrière, n’a jamais fait faux bond. « Ce sont tous de sacrés bosseurs, résume Jean-Luc Boulay. De toute manière, si t’es bourré de talent mais que tu n’es pas prêt à te retrousser les manches, ne viens pas frapper à ma porte. »
PATIENCE ET LONGUEUR DE TEMPS…
En parfait mentor, le chef Boulay souhaite également que ses troupes apprennent, s’inspirent, grandissent. Le passage, dans les cuisines du Saint-Amour, de nombreux chefs invités, qu’ils soient d’illustres cordons-bleus français, de jeunes talents belges ou de créatifs cuisiniers japonais, doit leur permettre d’aller encore plus loin. « Pour eux, voir cuisiner Jean-Luc Rocha, c’est comme si Wayne Gretzky venait donner une leçon dans un club de hockey : tu ne peux pas ne pas en sortir grandi. Chacun de nos visiteurs nous laisse un héritage. »
S’il insiste autant sur l’importance du dépassement, c’est qu’après 40 années à la barre de son établissement de la rue Sainte-Ursule, Jean-Luc Boulay entend encore innover et surprendre sa clientèle. « On peut respecter les traditions tout en les bousculant légèrement », glisse celui qui affirme n’avoir aucun regret lorsqu’il jette un coup d’œil dans le rétroviseur. « Je ne suis pas du genre nostalgique, explique-t-il. Comme tous les chefs, j’ai été influencé par les modes, par les tendances. Mais même si j’ai conservé l’azote liquide ou l’usage des siphons, je ne pleure pas le temps de la gastronomie moléculaire. L’idée est de prendre le meilleur de chaque époque pour construire une cuisine qui plaise et, surtout, qui te plaise. »
Fortement médiatisé depuis qu’il a rejoint les rangs de l’émission Les Chefs !, cet amoureux du produit pose un regard critique sur la relève québécoise. « On y trouve du talent et de belles personnalités, bien sûr, mais dans l’ensemble, ils ont généralement tendance à aller trop vite. Ils oublient souvent que l’expérience, ça ne s’achète pas », laisse-t-il tomber. L’importance que trop de jeunes cuisiniers accordent au visuel par rapport au goût le fait également sortir de ses gonds.
« PAS ASSEZ SNOB »
Lancé dans un passionnant monologue, passant en quelques secondes du manque d’esprit corporatif des restaurateurs québécois à l’incroyable richesse du terroir boréal, Jean-Luc Boulay est soudain tiré de ses réflexions par l’entrée en scène d’un autre phénomène, son complice de toujours, Jacques Fortier. Les deux hommes sont bien plus que de simples associés : ils sont d’inséparables amis.
Le duo s’est formé à la fin des années 1970. Jacques Fortier effectuait des rénovations dans le restaurant qu’il avait récemment acquis dans le Vieux-Québec et se cherchait un chef. « Jean-Luc s’est proposé. Il a aimé mon projet, j’ai aimé sa vision. J’ai tout de suite su que ce serait un agréable compagnon », souligne l’homme d’affaires. Et l’entrevue prend, d’un seul coup, une tout autre envergure. Aux réponses organisées succède un dialogue enthousiaste, riche en répliques bien senties et aimables taquineries.
Persuadé qu’il n’aurait pas connu la même carrière s’il n’avait pas rencontré ce « véritable génie des casseroles », Jacques Fortier glisse que le seul défaut de son acolyte est sans doute ne pas être assez snob. « J’essaie de rester moi même, malgré les émissions de télé, malgré la notoriété », se défend le chef. Et les compères de railler au passage ces cuisiniers qui préfèrent rouler dans de rutilantes Mercedes plutôt que d’investir dans de nouveaux équipements de travail. « Ceux-là n’ont rien compris et ne tiendront pas longtemps », tempête Jean-Luc Boulay.
LE SENS DES PRIORITÉS
Installés sur une ruelle peu passante, les deux hommes estiment avoir été « condamnés à l’excellence ». « Mais le plus difficile, ce n’était pas d’atteindre le sommet : c’était de s’y maintenir, précise le chef. Le secret des établissements qui tiennent durant plusieurs décennies, c’est la constance, le travail, la régularité. Pourquoi pensez-vous qu’après toutes ces années, je m’amuse encore à venir faire mes foies gras ? Parce que j’aime ça, oui, mais aussi parce que je vise la perfection. »
Son partenaire opine. Et rajoute que les restaurateurs qui tiennent à durer sur la scène gastronomique doivent avant tout songer au plaisir de leur clientèle, ensuite s’inquiéter du bien-être de leurs employés et, en dernier lieu, penser à eux-mêmes. « Celui qui inverse cet ordre de priorités n’a aucune chance », martèle Jacques Fortier.
Et les deux amis de plonger dans leurs gourmands souvenirs, de multiplier les anecdotes cocasses ou émouvantes, de se remémorer tel canard exquis, tel poulet trop cuit, d’analyser l’évolution d’une clientèle toujours plus curieuse et exigeante…
Lorsqu’arrive — enfin — la question de la fin de carrière, le duo ne peut retenir un bruyant éclat de rire. « Le mot "retraite" ne fait pas partie de mon vocabulaire, confie Jean-Luc Boulay. Je m’amuse toujours autant. Le jour où je ne prendrai plus de plaisir à apprêter mes foies gras, inquiétez vous pour ma santé ! »
Évoquant ses précieux foies, le chef se rappelle soudain n’avoir pas achevé sa tâche matinale et, après une dernière boutade, prend congé pour retrouver ses chères cuisines.
L’entrevue aura finalement duré 1h20...
« Et vous me demandiez ce qui distingue les bons des meilleurs ?, intervient Jacques Fortier. La passion, mon vieux, la passion ! »