Si au Québec les grandes tables ont longtemps été concentrées à Montréal ou Québec, certains chefs de calibre commencent à sortir du cadre et à ouvrir des établissements ambitieux loin des centres urbains et au plus près des produits. Et c’est ainsi que se construit doucement une restauration de destination... Entretien avec deux chefs qui ont troqué Montréal pour la campagne.
Restaurant Régis et Jacques Marcon à Saint-Bonnet-le-Froid en Auvergne, La Maison Bras à Laguiole dans l’Aveyron, Le Relais Bernard Loiseau à Saulieu en Bourgogne… En France, il n’est pas rare de tomber sur un restaurant étoilé dans un village reculé. Ces maisons gastronomiques, souvent ouvertes par des chefs attachés à leur région natale, deviennent alors des établissements de destination : on ne va pas manger là parce qu’on est de passage dans ce coin de campagne, mais on se rend dans ce coin de campagne pour aller manger là. On loue alors une chambre sur place ou aux alentours, on en profite pour visiter une cave ou des producteurs, on visite la région. Bref, le tourisme culinaire prend tout son sens.
Au Québec, on est encore loin de ce modèle plutôt propre au Vieux Continent. En 2003, lorsque la cheffe Colombe Saint-Pierre a ouvert son restaurant éponyme au Bic, dans le Bas-Saint-Laurent, d’aucuns se sont demandé pourquoi elle n’avait pas plutôt opté pour une grande ville. Finalement, presque vingt ans plus tard, l’achalandage est toujours au rendez-vous, et l’endroit est un succès. De même, Danny St Pierre a surpris tout le monde lorsqu’il est parti à Sherbrooke en 2008 ouvrir Auguste, un arrêt obligé pour les gourmets de passage comme pour beaucoup de gens du coin. Et puis il y a les grandes adresses, comme Le Hatley, Relais & Châteaux installé au sein du Manoir Hovey, en Estrie. Ou encore StoneHaven Le Manoir, qui a ouvert ses portes juste avant la pandémie à Sainte-Agathe-des-Monts.
Dans ces deux établissements, l’offre d’hébergement sur place permet d’attirer plus de clients venus de loin. « Au lieu d’aller passer deux jours aux États-Unis, par exemple, ces clients viennent découvrir notre restaurant et dorment à l’hôtel, résume Eric Gonzalez, chef au StoneHaven. L’avantage, c’est qu’on vous prend en charge pour une fin de semaine clé en main. Et c’est de l’argent qui reste au Québec plutôt que d’être dépensé ailleurs… » Si la nouvelle étiquette de Relais et Châteaux – que l’établissement des Laurentides a décrochée en 2021 – a certes attiré plus de clientèle, la pandémie et les restrictions touchant les voyages ont également augmenté la demande en restaurants de destination et tourisme culinaire. Les Québécois ont redécouvert leur province, lui redonnant ses lettres de noblesse.
Au Manoir Hovey, on a aussi remarqué un changement. Si la clientèle de l’auberge quarantenaire était auparavant plutôt âgée et composée à moitié d’étrangers, la pandémie l’a renouvelée. « Venir chez nous est une belle façon pour les gens de la ville de s’évader, note Alexandre Vachon, qui dirige les cuisines du Hatley. Oui, il y a des gens qui viennent de partout dans la province pour aller au restaurant. On a maintenant une clientèle plus jeune, plus game aussi, ouverte à de nouvelles choses – ils commandent par exemple plus de testing menu qu’à la carte. C’est très intéressant pour nous en tant que cuisiniers, parce qu’on peut aller un peu plus loin dans nos délires ! » Actuellement, les 36 chambres sont quasiment réservées toute l’année par une clientèle locale, et le restaurant fait souvent des soirées de 150 clients en été.
« On vend tout chérie : on s’en va en région ! »
Alexandre Vachon s’est joint à l’équipe du Hatley il y a trois ans. Après avoir travaillé dans plusieurs villes du monde, puis huit ans à Montréal, le jeune père était à la recherche d’une meilleure qualité de vie pour lui et sa famille. Il a donc regardé en région, mais du côté des grandes maisons pour pouvoir « continuer à [s’]épanouir en gastronomie ». Finalement, un emploi s’est libéré au Manoir Hovey. « J’ai dit : "On vend tout, chérie : on s’en va en région !", rit Alexandre Vachon. Je ne savais pas grand-chose de l’Estrie ou du Manoir Hovey. Mais je ne regrette vraiment pas ma décision ! Mes enfants grandissent au bord d’un lac, l’école est à deux minutes de chez nous, la job à trois, et il n’y a pas de traffic sur la route… »
Cette qualité de vie, il la retrouve aussi au travail. Avant le service, les cuisiniers vont cueillir leurs fines herbes au jardin, où ils passent également leurs pauses – « c’est plus agréable que de fumer une cigarette dans une ruelle en ville ! » En été, des sorties sont organisées pour que le personnel aille rencontrer les producteurs ou faire de la cueillette – des activités qui rendent d’ailleurs l’équipe plus consciente du gaspillage alimentaire, note le chef, qui a remarqué depuis une réduction des pertes en cuisine. Bref, il est loin, le stress de la ville, acquiesce Eric Gonzalez, qui a quitté le restaurant du Saint-James à Montréal : « Là, en regardant par la fenêtre, je vois des arbres, des plantes, un lac… Plus inspirant que du béton ! Être en région, ça m’a amené ailleurs. »
Mais, loin des centres, est-il plus difficile de trouver de la main-d’œuvre ? Pour le chef du StoneHaven, ville ou région, tout le monde est dans le même bateau. Si une bonne partie de son équipe montréalaise l’a suivi dans les Laurentides, la croissance de l’établissement l’oblige tout de même à agrandir sa brigade, non sans difficulté. Au Manoir Hovey, le chef a pour habitude de faire chaque novembre du recrutement à l’international. L’établissement a d’ailleurs dépensé 250 000 $ cette année afin d’avoir le personnel nécessaire. « Tout le monde ne peut pas se permettre ça, mais si on n’avait pas investi, on n’aurait pas de saison en ce moment et on roulerait à 20 % », explique Alexandre Vachon.
Certains employés habitent North Hatley, d’autres vivent à Sherbrooke et font le déplacement – « mais ce n’est rien comparativement à faire les ponts pour entrer à Montréal ! » rit le chef. Son équipe est constituée d’un mélange de cultures du monde entier, finalement bien représentatif du Québec selon lui. « On amène tous notre expérience pour travailler sur le terroir québécois, et on développe. C’est magnifique… »
Au plus près du maraîcher
L’autre avantage de travailler en région, c’est justement d’être au plus près de ce terroir québécois. À North Hatley, tout, ou presque, se trouve à proximité : petits fruits sauvages, agneau, bœuf wagyu… Alexandre Vachon essaie en outre d’avoir un rapport personnel avec chacun des producteurs qui fournissent le restaurant. Et quand ces derniers ont des surplus, il leur partage ses contacts restaurateurs en ville pour les aider à les écouler. Comme les chefs sont toujours à la recherche du meilleur produit ou d’un produit de créneau, être à proximité des fournisseurs est une vraie chance.
« Avant, la gastronomie n’était pas basée sur la proximité du produit, car il n’y avait pas de terroir. On achetait des asperges en janvier si on en voulait, explique le chef. Maintenant, on suit non seulement les saisons, mais aussi le produit. Ce qui se passe en restauration, ce mouvement vers les régions, ça va avec l’évolution de la gastronomie : on veut miser sur local. C’est aussi ça, la nouvelle génération de chefs. »
La réflexion semble des plus logiques, alors qu’on parle de plus en plus de locavorisme. Eric Gonzalez apprécie également la proximité avec ses fournisseurs, qui crée entre eux une complicité. « La base en cuisine, c’est de revenir à la source, au produit. C’est lui la star au restaurant, avant le cuisinier. C’est seulement avec un beau produit qu’on fait de la qualité ! martèle le chef du StoneHaven, qui a aussi pour projet d’avoir son propre potager. On ne sera jamais un grossiste en fruits et légumes, parce qu’on ne pourrait pas faire pousser tout ce qu’on passe en cuisine en une année, mais on va cibler nos produits. On fera aussi faire le tour du potager aux clients ; ça amène une culture, une connaissance… »
Ce mouvement vers les régions en est juste à ses débuts, estime Eric Gonzalez. Et si les cuisiniers passés par les grandes maisons s’attirent à la campagne avec de nouveaux projets, il souligne aussi qu’il y a déjà là de nombreux grands cuisiniers dans l’ombre qui mériteraient d’être découverts et mis de l’avant. « L’exode vers les régions est une tendance qui va continuer, pour le bien des consommateurs, pense le chef. On n’est plus obligé d’aller en ville pour bien manger. » Et les Relais & Châteaux, Grand Award du Wine Spectator et autres récompenses pourraient bien se multiplier hors des centres urbains… Parce que, attention, quitter la ville ne veut pas dire que l’exigence se relâche : « C’est pas parce qu’on est à Sainte-Agathe qu’on prend ça à la légère. Je veux qu’on fasse la vie dure aux meilleures tables de Montréal ! »